Prendre un bain de feu et de neige ou comment ma peau est devenue rivière
by Roseline Lambert
Introduction
J’ai une passion particulière pour les terrains mouillés et les rituels aquatiques dans d’autres contextes culturels que le mien. Je cherche à ressentir l’altérité en me baignant en eaux étrangères. En Finlande, il y a très peu de bains dans les maisons et les hôtels. Le sauna remplace le bain et constitue un lieu et un rituel considéré comme une baignade à part entière. Ce rituel fait intervenir l’eau, mais sous plusieurs formes comme la vapeur, la neige et la glace, mais également son élément contraire et central, le feu. Les publicités touristiques vantant la Finlande annoncent qu’il y aurait environ 3 millions de saunas en Finlande, pour 5,5 millions d’habitants. Le terme « sauna » dérive de l’ancien finno-ougrien et désignerait depuis des millénaires, la manière de se baigner, tout comme le lieu, la pièce du sauna lui-même:
«It remains unknown when the first saunas were built, but proto-Finnic words referring to sauna and bathing, such as löyly (vapor rising from the water splashed over hot stones in the sauna), vihta (birch whisk), and vasta (synonym of vihta), are up to 7,000 years old (Helamaa 2001a).» (Sysiö 2021 : 2).
Le sauna prend donc racine dans une très longue histoire, mais il demeure encore un important rituel contemporain et a une place centrale dans les pratiques culturelles finnoises : « Sauna bathing, the traditional form of Finnish sweat bathing, has been an inseparable part of Finnish culture and everyday life for thousands of years. » (Sysiö 2021 : 1). Je m’intéresserai également ici à la dimension spirituelle de ce rituel que je tente de découvrir : « The sauna is sacred for all Finns; on its benches we become soft and tender both in the concrete and abstract sense of the word » (Sinkkonen 2013: 50). Je vous propose donc une plongée sensorielle dans mes visites de sept saunas en Finlande, situés à Helsinki et dans ses environs, à Tampere, ainsi que dans l’Ouest du pays à Kemiönsaari et à Vaasa. Je vous offre également la réflexion poétique qui s’est révélée à moi à travers ces rituels du sauna.
Figure 1: Lieux visités pour cette exploration sensorielle du sauna en Finlande
« The secret of a successful sauna bath is contrasts. » (Badermann 1974: 264).
Je structure cet article à partir de cinq relations impliquant les sens qui me sont apparues comme des contrastes fondamentaux dans ce rituel.
TEMPÉRATURE-TEMPORALITÉ : La première relation est le contraste entre la température et la temporalité. Le temps du sauna est fonction de la température de son corps et du rythme auquel il se réchauffe et se refroidit. Une séquence ritualisée est suivie, mais le temps de chaque phase est relié à la sensation corporelle de chaleur ou de froid à chacune des étapes.
CHAUD-FROID : Combattre l’hiver en alternant le chaud et le froid. La relation entre le chaud et le froid est fondamentale dans le sauna et son alternance doit suivre le rythme de son propre corps, comme je l’ai appris en débalançant ma température corporelle pour plusieurs jours. Le rythme des alternances entre le chaud et le froid sont fonction des propres limites de chaque personne. Également, cette alternance chaud-froid du sauna se reflète dans un véritable corps-à-corps avec l’hiver, le paysage, la neige, la glace et le froid.
SEC-MOUILLÉ : La relation entre le sec et le mouillé est centrale dans les déplacements au cours du rituel. Les étapes du rituel permettent de mouiller progressivement son corps jusqu’à un ruissellement et une plongée dans l’eau froide ou la douche. Cette relation marque une rupture avec le rythme de sa vie ordinaire dans laquelle le corps demeure habituellement sec.
NUDITÉ-SOCIABILITÉ : Il y a également un contraste très particulier entre la nudité qui est de mise dans ce rituel et une expérience de sociabilité différenciée dans l’espace du sauna qui se démarque de la sociabilité ordinaire de la vie quotidienne.
ÉTAT DE NATURE - MODERNITÉ URBAINE : Finalement, le sauna marque une relation entre une conception de la nature et des traditions culturelles, historiques et identitaires en Finlande qui sont en contraste avec une conception de la vie moderne et de l’urbanité.
Je conclurai cet article en tentant de synthétiser comment le rituel du sauna propose de performer ces différentes oppositions ou contradictions dans lesquels les Finlandais se retrouvent plongés dans le contexte contemporain et pourquoi ce rituel prend ici encore toute son importance.
1. Température et Temporalité : prendre la mesure du temps avec la chaleur de son corps
Dans cette section, je contraste deux de mes expériences de sauna où j’ai eu à composer avec la durée du sauna et ses changements de température.
Mon expérience du sauna le plus froid :
Apprendre à maîtriser le feu du sauna à Kemiönsaari
Mon exploration du sauna finlandais commence sur l’île de Kemiönsaari dans le sud-ouest de la Finlande. Je suis invitée par une artiste britannique à faire une résidence d’écriture dans la cabane traditionnelle de sauna en bois, nommée la Roosenvilla, la maison des roses, sur son verger qui comprend deux poêles à bois et un four à vapeur. Nous sommes en janvier 2022 et les saunas publics du pays sont fermés à cause de la pandémie de Covid-19. La seule manière d’explorer les saunas à cette date est de trouver un sauna dans un espace privé. J’habite donc ce lieu toute seule, durant huit jours, en m’installant à la campagne pour explorer le rituel du sauna par moi-même. Ce séjour se fera sous le signe de mon apprentissage de la maîtrise du feu.
Figure 2: Les deux poêles du sauna de la Roosenvilla
Kemiönsaari, le 13 janvier 2022
Je suis arrivée hier à la Roosenvilla. Il n’y a pas d’eau courante, pas de chauffage et pas de cuisine. La nuit dernière, j’ai appris à utiliser le poêle dans la pièce centrale pour me réchauffer toute la nuit. Je me suis réveillée à 6h30 bien au chaud sous la pile de couvertures de laine, mais avec le nez froid. J’ai refait du feu. Il ne partait pas très bien, les papiers journaux sont très humides. Après plusieurs essais, j’ai invoqué mes propres esprits du feu, j’avais besoin d’aide, de souffle. J’ai compris comment ouvrir la trappe d’air, les flammes ont pris, elles se sont élancées dans des bleus et des oranges flamboyants.
Je suis allée chercher du bois dans la grange avec les paniers à anses en écorce. Il faut traverser la route glacée sans tomber avec les lourds chargements. Je devais également faire de l’eau en faisant fondre la neige. Ce matin la neige est glacée, je dois donc donner des coups de pelle sur la surface pour pelleter la neige dans un bac que je remplis et transporte jusqu’à la cuve du poêle. J’ai commencé par partir le feu du poêle à vapeur. Mary l’avait préparé pour moi, elle avait dit, tu n’as qu’à jeter une allumette. Mais rien ne prenait en feu. Il devait y avoir trop d’humidité ou pas assez d’air. Je n’y connaissais rien. Ça m’a pris plus de trois heures en entretenant le feu presque en continu pour que la petite pièce du sauna atteigne 65 degrés Celsius. Mary m’avait dit, les Finnois considèrent que ce n’est pas un vrai sauna en dessous de 75 degrés. J’ai lu ailleurs que la température devait atteindre 80 degrés au minimum pour être considéré comme un vrai sauna finlandais. Mais je voulais tant cette chaleur, je ressentais le froid de ce matin humide. Même si je ne respectais pas la norme finlandaise (!), j’avais travaillé si fort sur mon feu depuis des heures, j’ai décidé de prendre ce premier sauna dans cette chaleur à 65 degrés, qui me rend très fière.
Mon expérience du sauna le plus chaud :
Mon choc thermique au lac de Kuusijärvi
Vantaa, le 2 avril 2022
Janne m’a emmené au sauna du lac de Kuusijärvi à Vantaa parce qu’il voulait que je me baigne dans un lac même s’il y a encore de la neige et de la glace qui recouvre la surface de l’eau. Il voulait aussi me montrer qu’habituellement dans les saunas à fumée, l’espace intérieur est complètement noir, alors que je lui racontais que le sauna à fumée de Tampere visité plus tôt avait des parois blanches.
Je suis Janne qui me fait visiter et expérimenter les différentes cabanes de saunas à fumée. Il m’explique que les saunas plus petits sont plus chauds et que nous devons commencer par les plus grands pour s’habituer à la chaleur. Après trois saunas plus grands, cet après-midi-là, j’expérimente mon sauna le plus chaud à plus de 95 degrés. Deux hommes dans le sauna versent de l’eau très fréquemment sur les pierres : la vapeur, le löyly, pique et brûle ma peau, la sensation est quasiment insupportable. Janne réagit aussi fortement, il gratte sa peau vivement en soupirant bruyamment. Il m’explique que personne n’utilise le vitha (branches de feuilles de bouleau) pour s’exfolier parce qu’aujourd’hui il y a trop de monde et pas assez de place pour bouger.
Nous sortons dehors face au lac et traversons sur le quai pour se tremper dans le lac gelé. Il y a un grand trou dans la glace pour se baigner. Je me trempe d’un coup sans pouvoir entrer ma tête et remonte. C’est froid et ça pique, mais je ne trouve pas cela si difficile. J’ai l’habitude de ce rituel dans les spas nordiques au Québec. Janne se trempe plus longtemps avec la tête, il a l’habitude de se baigner l’hiver sans prendre un sauna avant, donc ce n’est pas si difficile pour lui. Plusieurs personnes se baignent et sont capable de nager un peu dans l’eau un peu plus longtemps, ce que je trouve très impressionnant. Nous restons allongés sur le quai en maillot de bain durant dix minutes. Puis, le froid me prend d’un coup et Janne propose de retourner au sauna. Je le suis. Mais j’ai l’intuition que mon corps a besoin de repos à une température intérieure normale. Il n’y a pas d’espace à part le vestiaire non-mixte pour se reposer. Alors je retourne dans le sauna. Les vagues de vapeur du löyly se diffusent plusieurs fois. C’est excessivement chaud et j’essaie d’attendre Janne pour synchroniser ma baignade dans le lac avec lui. Nous sortons et plongeons dans l’eau glacé. Je me repose sur le quai, puis tout à coup c’est le choc thermique qui me prend:
Je me mets à grelotter de manière incontrôlable sans pouvoir me contrôler. J’ai très froid et j’ai peur de ce qui m’arrive. Je rentre me sécher et m’habiller, je mets mes vêtements les plus chauds, mon manteau et mon gros foulard et je vais dans la salle intérieure du restaurant pour me réhydrater et voir comment je me sens. Je me sens affreusement mal et fatiguée et je suis incapable d’arrêter de trembler. Je discute avec la madame responsable du sauna et elle me dit de boire du thé sucré, de manger du salé et de boire beaucoup, mais surtout, comme je suis en panique, de me calmer de rester assise tranquillement. Janne me recommande les mêmes choses. Je sèche mes cheveux mouillés et ça me fait du bien. Cependant, durant deux heures, je serai incapable d’arrêter de trembler de froid, mais graduellement, je retrouve ma température normale. Je suis lessivée, très fatiguée. Mon corps est en choc. Je sens que le moindre contraste de température, comme celui de sortir dehors pour rejoindre la voiture est violent pour mon corps. Cette sensation perdurera durant trois jours. Les jours suivants, je suis très fatiguée et j’évite de brusquer mon corps avec des changements de température, comme les douches trop chaudes. Dans cette expérience, je suis aussi déçue de moi : comme si je n’étais pas capable de vivre ce rituel comme les Finlandais, comme si mon corps n’était pas assez résistant aux changements de température. J’ai l’habitude de ces rituels alternant chaud et froid, mais je suis très prudente avec mes limites et je prends toujours des temps de repos entre les variations pour me réhydrater. J’ai pensé que puisque personne durant ce sauna ne faisait de pause, comme moi, que cela n’était peut-être pas nécessaire.
Ces deux expériences m’ont fait prendre conscience de la temporalité du rituel, mais qui se déploie dans une relation directe avec la température de son corps. Le corps se réchauffe dans le sauna et le temps passé dans le sauna est fonction de la tolérance de notre corps à la chaleur. C’est notre propre sensation de chaleur individuelle qui nous indique la bonne durée à passer dans le sauna et le moment pour en sortir. En ne me connectant pas à cette sensation de mon corps alors que j’essaie d’agir comme les autres Finlandais autour de moi, j’ai fait un choc thermique, je ne pouvais donc plus tolérer le rituel. Également, pour que le sauna ait lieu, le lieu du sauna doit être chauffé à la bonne température. J’ai pris la mesure avec le travail physique, avec mon corps, à quel point cela prend du travail et du temps dans un sauna traditionnel chauffé au bois. Comme nous venons de l’aborder, l’articulation du contraste chaud et froid est centrale, c’est le sujet de la prochaine section.
2. Chaud et froid : combattre l’hiver en alternant le chaud et le froid
Commencer par le froid:
rencontrer le club des pingouins de Vaasa
Figure 3: A cold bath in Vaasa in 1960, copyright Österbottens traditionsarkiv.
Vaasa, le 1er février 2022
Marius était fier de me faire visiter Vaasa surtout qu’en cette première journée de février, le soleil faisait des reflets multicolores sur les arbres enneigés rendant les paysages à couper le souffle. Quand il a vu une femme se diriger vers le Vaasan Pingviinit, le club des pingouins, où nous nous promenions, il l’a abordé et lui a demandé de me faire visiter les lieux. Il s’agissait d’un lieu en bord de mer aménager pour se baigner et où on avait cassé la glace. Dans le bâtiment se trouvait un vestiaire et un sauna. Le club était fermé au public à cause de la pandémie, mais les abonnés annuels pouvaient encore y plonger. Marianne m’explique que d’abord elle va aller se baigner dans l’eau froide et qu’ensuite elle ira dans le sauna pour se réchauffer. Je ne comprends pas et je la fais répéter : « Vous allez dans l’eau glacée AVANT d’aller dans le sauna? ». Elle me répond que oui, que cela est beaucoup plus énergisant. Je suis sidérée. Je me suis déjà baignée dans l’eau glacée l’hiver, mais toujours APRÈS un sauna très chaud. Inverser la séquence me semble extrêmement exigeant pour le corps. Je l’observe donc faire sa baignade. Elle va au vestiaire pour se mettre en maillot et marche sur le quai et descend très tranquillement dans l’eau. Mais ce qui me sidère est la suite : elle entre sa tête dans l’eau et reste sous l’eau plusieurs secondes. Elle nage un peu dans le bassin et ressort en bougeant très lentement. Elle me salue en sortant et va dans le sauna.
Plus tard je discute de baignade nordique avec Inga qui me dit : «these days I cannot think about anything else, I just want to go in the icy water. It’s like a drug, it is so energizing. » Janne me dira la même chose quelques semaines plus tard : « If you don’t go to the sauna after or before and just go to swim in a lake in winter, it is like having a very strong coffee, you feel so energized».
Comment ma peau est devenue rivière à Kemiönsaari
Les semaines précédentes mon voyage à Vaasa, j’avais fait des expériences sensorielles d’alternance de froid et de chaud très particulières qui m’ont fait comprendre l’importance du sauna dans la culture finlandaise.
Kemiönsaari, le 17 janvier 2022
Noter la gestion du froid et du chaud dans mon corps cette semaine. Ma vie à la campagne dans une cabane rustique en hiver sans eau courante et sans électricité provoque une nouvelle expérience sensorielle, je dois sans cesse m’occuper de ma température corporelle. Dans ce climat, je comprends mieux le rôle du sauna en Finlande. Je suis levée depuis deux heures et presque tous mes gestes concernent la gestion de ma chaleur corporelle : réchauffer mes vêtements dans la chaleur du lit avant de me lever, m’habiller, faire du feu, préparer du thé, aller chercher du bois, partir le sauna, réchauffer mes mains et mes pieds, mettre mes bas sur le poêle pour les réchauffer, enfiler mes bas sur mes pieds glacés, refaire du thé, boire le thé presque brûlant, soupirer! Hier soir, j’ai fait beaucoup de feu avant de dormir et il faisait très chaud dans la cabane, ça faisait longtemps que je n’avais pas eu cette chaleur totalement confortable, j’avais complètement chaud. Ce matin, la cabane n’était pas si gelée, j’ai pu préparer mon thé avant de partir le feu. Aucun autre matin ce n’était possible. Je dois continuellement surveiller ma température, m’activer et partir le feu si je gèle. Je dois faire fondre de la neige pour avoir de l’eau. L’eau devient chaude dans le poêle à vapeur.
Il fait 80 degrés en Finlande
la lune sort par la cheminée
j’ai fait deux feux avec mes mains
du löyly du bois de bouleau de la neige fondue
puis ma peau devient une rivière en feu que j'éteins dans la neige
Kemiönsaari, le 18 janvier 2022
Notes sur la sensation de se rouler dans la neige :
Dans le sauna à 80 degrés, quand le löyly (la vapeur chaude) m’a enveloppé, mon corps était une rivière. Le ruissellement de ma transpiration sur mon corps est si chaud. Je sens la chaleur du poêle qui se diffuse sur toutes mes surfaces. Je suis sortie du sauna presque en courant, je n’en pouvais plus. Je me suis allongée nue dans le champ sur le dos dans la neige. Ça m’a coupé le souffle et j’ai bougé vite pour enduire tout mon corps de neige en perdant le souffle. Je me suis relevée debout et je me suis frottée avec de la neige. Ça me piquait et me brûlait mais je n’avais pas réellement froid, mon corps était trop chaud pour sentir le froid. La neige qui n’avait pas fondu sur moi est restée et a coulé en fondant tranquillement, quand je me suis mise à me promener dans le champ. Cela me faisait des glissements froids un peu partout sur le corps. J’ai marché dans le champ nue. Le vent de -3 degrés me fouettait le corps et faisait voler mon châle. Je me sentais complètement protégée du froid, il ne pouvait plus m’atteindre. Comme ma cabane que j’avais tellement chauffé hier et qui n’était pas froide ce matin, je sentais que l’accumulation de chaleur dans mon corps me protégeait.
Mes mouvements brûlants dans les anciens saunas publics de Helsinki
Sauna Arla, Helsinki, le 19 mars 2022
Le sauna Arla dans le quartier Kallio de Helsinki date de 1929 et est un des derniers saunas traditionnels encore en activité et le deuxième plus ancien de la capitale. Il comprend deux saunas chauffés à l’huile, un pour les femmes et un pour les hommes. Le sauna est très chaud quand j’entre : je ruisselle complètement en environ cinq minutes et je dois endurer un inconfort pour rester un peu et ne pas sortir trop vite. Lors de ma visite, je fais une expérience sensorielle fascinante : trois femmes se fouettent avec le vitha (un bouquet de feuilles de bouleau) en faisant beaucoup de bruit dans le sauna. Elles le replacent dans une cuve d’eau et sortent. Je prends la branche et je fais la même chose. La sensation sur ma peau est plutôt douce alors que je m’attendais à une sensation de piqure ou d’exfoliation. Cependant, je réalise que mes mouvements rapides dans l’air font augmenter la température autour de moi de manière presque insupportable. Ça crée une vapeur chaude comme le löyly : je ne savais pas que fouetter l’air à cette température créait de la chaleur! L’odeur des branches de bouleau est très agréable, un peu sucrée, et me rappelant une odeur de forêt.
Sauna Kotiharjun, Helsinki, le 25 mars 2022
Le sauna de Kotiharjun est le plus ancien de Helsinki ouvert en 1924 et il est chauffé au bois. Les buches sont entreposées directement dans le grand sauna. Quand j’entre nue dans ce sauna, je suis confrontée à un problème brûlant, je n’ai pas mis de sandales et le sol n’est pas en bois, mais en céramique brûlant. Je cours m’asseoir sur un banc en bois, pour ne pas me brûler les pieds. Toutes les femmes portent des sandales et je comprends que c’est absolument nécessaire ici. En ressortant en courant et en me brûlant la plante des pieds, comme sur une plage trop chaude, je trouve un bac avec des sandales en plastique que je peux emprunter. Le thermomètre à l’intérieur du sauna indique 95 degrés et atteint presque 100 degrés lors de ma visite.
Lors de ces deux saunas à Helsinki, j’apprends comment les autres femmes finlandaises qui visitent ces saunas en même temps que moi enchaînent les expositions au chaud et au froid. Elles ne font pas les choses comme moi. Elles ne prennent pas de pauses après leur douche froide en sortant du sauna. Contrairement à moi, elles sont capables de retourner tout de suite dans la chaleur du sauna. Moi je dois me reposer dans la salle de repos à température ambiante et boire lentement de l’eau avant de retourner dans le sauna. Elles prennent environ trois ou quatre saunas suivis de douches froides avant de se reposer. Moi je dois me reposer après chaque douche froide. Leur séquence d’alternance chaud-froid est différente de la mienne.
Aussi, je réalise que dans mon apprentissage pour préparer le feu du sauna moi-même, je commettais une erreur de chaud-froid. Janne m’a expliqué que lorsqu’on verse de l’eau sur les pierres chaudes du sauna pour créer la vapeur (löyly), l’eau doit être la plus chaude possible, idéalement bouillante. Il ne faut pas créer de contraste chaud-froid sur les pierres, parce que ça peut les briser. Mais également, en mettant de l’eau chaude, on s’assure de ne pas refroidir le sauna, mais de le réchauffer.
Ces expériences de contrastes chaud-froid m’ont fait prendre la mesure de l’importante pour les Finlandais de se mesurer à l’hiver avec tout son corps, dans sa plus grande nudité et vulnérabilité afin de le renforcer, de développer sa tolérance au froid et de retrouver une énergie face à une saison qui pourrait nous enlever nos forces. Après ce contraste du chaud et du froid, je m’attarde dans la prochaine section, au contraste entre le sec et le mouillé.
3. SEC-MOUILLÉ: plonger et sécher son corps dans les différents espaces du sauna
Figure 4: La porte du sauna Rajaportti vu du vestiaire, le 21 mars 2022
Kondo (1985) qui analyse la cérémonie du thé avance que la performance de ce rituel permet de révéler « a constant contrast between the ritual and the mundane » par l’usage de « frontières » ou de limites pour maintenir ces différences (Kondo 1985 : 293). Je pense immédiatement en lisant ceci à mes pieds mouillés qui font de longues traînées d’eau dans le vestiaire alors que je viens de refermer la porte du sauna derrière moi et mon malaise parce que je remarque que le sol est sec. Mais Kondo insiste surtout sur l’importance de la répétition de séquences pour rendre signifiant la progression du rituel : « perhaps most important, the repetition of sequences and the occurrence of homologous structures, objects, actions, as the principal means of signifying the progression of the ritual » (Kondo 1985 : 293). Dans le contexte du sauna, cette répétition de séquences me semble faire du sens.
Les lieux de médiation dans le rituel du sauna de Rajaportti à Tampere
Je tente donc d’abord de faire un tableau comme celui de Kondo pour identifier les lieux, les objets et la progression du rituel du sauna lors de ma visite au sauna à fumée Rajaportti, à Tampere, qui est le sauna le plus ancien de Finlande encore en activité (ouvert en 1906) et qui été classé depuis 2020 comme site du patrimoine culturel immatériel par l’UNESCO.
Dans ce tableau, il faut observer que les différents espaces du sauna sont marqués par des portes tenues fermées. Les espaces sont également non-mixte dès que l’on entre dans les vestiaires. Les effets personnels et les vêtements sont laissés dans le vestiaire, un espace sec de médiation avec l’espace mouillé des douches. En laissant ses vêtements et en se dénudant on se prépare à laisser sa vie ordinaire et à devenir pareil aux autres, pour entrer dans l’espace mouillé du rituel. Également, la sueur est un élément qui ne doit pas être « transporté » entre les différents espaces. Ainsi, on se savonne vigoureusement dans l’espace des douches AVANT d’entrer dans le sauna pour ne pas imposer ses odeurs ou sa malpropreté aux autres. De même, on ne rapporte pas la sueur dans l’espace du vestiaire et on doit se savonner AVANT de regagner le vestiaire. Après plusieurs séquences entre le sauna et les douches, on peut aller se reposer dans la cour extérieure non-mixte pour boire et manger en prenant soin de mettre des vêtements ou de s’envelopper d’une serviette. Les portes sont gardées fermées pour garder la chaleur dans le sauna, l’eau dans les douches et pour préserver la pudeur de la nudité entre l’entrée et les vestiaires. Dans ce sauna à fumée de Tampere, la chaleur est quasi insupportable. Je comprends que la fumée vient d’un trou au plafond mais également du four quand une des femmes ouvrent une immense trappe qui laisse entrer des bouffées de chaleur. Mais comme Kondo l’observe, c’est dans la répétition des séquences que le rituel progresse. Je ferai quatre tours dans le sauna d’environ dix minutes en alternant avec les douches et des temps de pause dans la cour extérieure. Les autres femmes font des temps plus longs que moi dans le sauna. Je comprends qu’elles font plusieurs entrées dans le sauna en alternant avec des douches, avant d’aller dehors dans la cour intérieure (une sortie qui constitue un retour au monde ordinaire en quelque sorte). J’essaye d’observer les autres filles pour apprendre comment laver mes cheveux avec les petits bacs à notre disposition, il n’y a pas de douches installées dans la salle de douche, mais simplement des contenants et des robinets. Je prends bien soin de ne pas ramener de sueur dans le vestiaire. Deux femmes m’expliquent en riant que dans le vestiaire elles peuvent se faire des masques de beauté avant de retourner voir des hommes à l’extérieur. Je suis surprise de me faire parler de ce rapport à la séduction des hommes dans cet espace. Dans la prochaine section, je vais aborder justement la sociabilité dans le rituel du sauna.
4. Nudité et sociabilité : exposer sa sueur dans une intimité collective
Bien qu’à mon arrivée en Finlande, mes premières expériences du sauna se sont déroulées dans la solitude, la littérature sur les saunas en Finlande m’avait bien fait comprendre comment le sauna est un espace de sociabilité central dans cette culture. Que ce soit en famille ou avec des amis, le sauna est également un événement que l’on tient avec ses collègues de travail et même dans la sphère politique : « Sauna culture has also played such a central role in Finnish diplomacy that the term sauna diplomacy has been coined to describe this intimate relationship. » (Sysiö 2021 : 1). Pour moi, cela sonnait si étrange que l’on puisse se dénuder et rendre perceptible sa sueur avec ses collègues et ses amis. Ma relation avec les bains et les saunas est basée sur une connection avec ma propre sensorialité et j’aime avoir une attitude méditative de pleine conscience quand je fais ces expériences, donc je limite mes interactions sociales au minimum dans ces espaces. J’avais eu un choc à propos de la sociabilité qui peut se déployer malgré la nudité alors que je visitais des onsen traditionnels (bains publics dans des maisons en bois) au Japon. Je n’arrivais pas à établir des contacts verbaux avec des Japonais dans ma vie quotidienne. Mais au moment où je me suis dénudée dans le vestiaire et que je me suis mise à me laver les cheveux dans la douche, j’ai été bombardée de questions par les femmes qui m’entouraient dans le onsen. Je me souviens avoir les yeux pleins de savons et chercher mes mots pour répondre à leurs questions. C’était ma première interaction avec des inconnues dans ce pays. Nue et recouverte de savon. La conversation s’ouvrait dans cet espace et les femmes japonaises ont bavardé avec moi durant tout le bain. Moi j’avais ce réflexe de vouloir relaxer dans l’eau en silence en prenant de grandes respirations. Au Québec dans les nouveaux spas nordiques, l’expérience du bain est construite sur des références à la relaxation en silence et à la méditation ou à la « pleine conscience » : le silence est souvent de mise. Je me suis si souvent fait avertir de ne pas bavarder trop fort avec mes amis au spa! Mais, au Japon, tout comme en Finlande, je le détaillerai ici, je me trouvais plonger dans ce paradoxe qui me fascine encore : la nudité et le bain ouvrait la sociabilité. Cette comparaison entre la Finlande et le Japon est aussi soulignée par Maitani :
«Frequently compared to Finnish sauna, Japanese Furo has strong commonalities to it. This hot-water bathing culture has long history in stormy social phenomena, yet remains highly popular, deeply rooted in daily life, in cultural tradition and in health treatments. Private bath in each housing is crucial as well as communal baths and hot springs in the public, likewise private and public saunas in Finland.» (Maitani, 2017).
Au début de mon terrain de recherche en Finlande, j’avais été fascinée par le fait que la conversation la plus intime et profonde que j’ai eu avec de nouvelles personnes que je venais de rencontrer s’était déroulée au sauna. Il s’agissait d’un très vieux sauna à la campagne près de Helsinki et nous nous étions assis sur la terrasse. Nous regardions le coucher du soleil sur le lac, nous venions de marcher dans la forêt et Mykko s’est mis à me confier des enjeux intimes sur sa vie existentielle, tentant de me décrire exactement ce qu’il ressent dans sa tête, de manière si transparente et en pleurant, alors que je le connaissais à peine. Dans mes recherches sur l’anxiété, je suis habituée à me faire confier ce type d’expériences, mais ce qui m’a frappé était sa conclusion à propos du sauna. Il m’a dit : “I am surprise I told you this, I never told that to anyone. In this place, exactly on that sauna bench, there were a lot of very deep conversations that happened and resounded for hundred years. I think it’s because it is a sauna that I open like this to you same if I don’t know you.” Il me dira que pour lui, le sauna est définitivement une expérience spirituelle parce que chaque fois qu’il en prend un, son état d’esprit se transforme. Ce n’est pas seulement une expérience de relaxation physique, cela atteint son esprit.
Dans son ethnographie sur la culture du sauna en Finlande, Edelsward (1993) explique bien comment le sauna n’est pas seulement une affaire individuelle, mais également de relations sociales :
«sauna bathing is neither a highly individualistic nor solitary activity: the sauna has the power to transform and revitalize social relations as well as individuals. As the forest mediates between the individual and the society, so too the sauna mediates the contradiction between the private and public in social life. The sauna ritual allows participants to step out of their quotidian social roles into liminality where they may meet others openly and as equals, as “real Finns”.» (Edelsward 1993: 131)
En se dénudant dans le sauna, cet espace liminal, les Finnois deviennent des égaux et des « mêmes » ce qui leur permet de partager leurs pensées les plus intimes. Leurs pensées, mais également leur sueur, comme je le constate à Vantaa.
Vantaa, le 2 avril 2022
C’est samedi (qui est le jour le plus fréquent pour le rituel du sauna en Finlande) et les saunas sont à pleine capacité, nous avons dû nous inscrire dans la file d’attente avant de pouvoir entrer sur les lieux. Je compte que nous sommes 23 personnes entassées sur les bancs de la pièce qui a la taille d’une chambre moyenne. Le mouvement des personnes dans l’espace fait également monter la chaleur. Je remarque sur ma peau, que plus il y a de mouvement dans l’air, plus la chaleur monte. Je transpire et mes jambes sont presque collées sur les deux personnes à mes côtés, je reçois des gouttes de sueur sur moi qui proviennent des personnes autour de moi quand elle bouge. Je me dis que je ne crois pas que dans mon contexte culturel cela serait acceptable!
Je demande à Janne de me parler du bavardage. Il dit que la norme est de parler avec les autres dans le sauna. Il m’explique que le plus difficile est si on est seulement deux dans le sauna, il faut se décider qui va parler, mais quand nous sommes plus de trois, tout le monde peut parler et c’est plus facile. Je demande de quoi parle les gens autour de nous. Il me dit que la conversation maintenant porte sur la vapeur, le löyly, mais aussi sur la guerre et l’adhésion de la Finlande à l’OTAN. Les gens dans le sauna sont majoritairement des hommes entre vingt-cinq et soixante ans, quelques femmes dans la quarantaine et quelques jeunes, dont un adolescent handicapé en fauteuil roulant qu’on transporte de son fauteuil pour l’asseoir sur le banc en bois à un étage supérieur. Tous types de corps se mélangent ici, des gens en surpoids ou très musclés. Ça ne semble pas poser un problème de montrer son corps tel qu’il est. Nous sommes en maillot de bain parce que le sauna est mixte.
Après le sauna alors qu’on boit de la bière, Janne me confiera : je sens que mon esprit est en haut, ma tête est plus légère, comme si je flottais. Ça fait du bien, à chaque fois que je viens ici, ça me change.
La nudité, le sexe et le genre dans le sauna
Dans cette citation de la première ministre de la Finlande, nous comprenons comment le sauna en Finlande est d’une importance cruciale, même sur le plan politique, et comment la non-mixité des saunas publics est respectée :
«In a recent Time Magazine interview, Finland’s Prime Minister Sanna Marin, head of a coalition government comprised of five parties led by women, commented on the gendered space of sauna bathing: “We Finns have our sauna. … And traditionally, it’s where we make decisions. So now that we have five women in charge, we can all go to the sauna together and make the decisions there” (Abend 2020, 55).» (Sysiö 2021: 7)
Je comprends rapidement que dans les saunas publics en Finlande, la nudité est seulement réservée aux espaces non-mixtes, dans les saunas mixtes comme à Vantaa, il faut porter un maillot de bain. Ainsi dans les saunas Arla et Kotiharjun à Helsinki et à Rajapporti à Tampere, je fais l’expérience du sauna seulement avec des femmes. Dans ces espaces datant du début du 20e siècle, reprenant d’anciennes traditions, je n’ai pas pu savoir comment les questions actuelles sur la fluidité du genre ou la non-binarité étaient discutées. Il faut aussi noter, alors que les saunas au Québec sont étroitement associés à la culture gaie et à l’érotisme, il est très important de comprendre qu’en Finlande il existe un fort tabou à associer le sexe au sauna. La nudité du sauna est une nudité qui réfère à un état de nature et non pas à un érotisme sexuel.
Dans les trois saunas non-mixtes où je suis allée, je suis étonnée comment le fait de séparer les genres pour le sauna rend la rencontre avec les personnes de l’autre sexe à l’extérieur du sauna après le rituel plus chargée d’érotisme et de séduction. Comme si le rituel renforçait la distinction entre les genres. Je me sens très regardée quand je rejoins le même espace que les hommes à l’extérieur des saunas : les cheveux mouillés et enveloppée dans ma serviette. Le fait de cacher mon corps avec ma serviette rend soudain visible l’enjeu de la nudité, rendant mon corps soudainement plus exposé aux regards des hommes. Je vis l’expérience inverse dans le sauna non-mixte à Vantaa. Nous sommes tous en maillot de bain dans une grande proximité et en sueur, il y a de très jolies femmes et beaucoup d’hommes dans les saunas, nous sommes littéralement entassés les uns sur les autres, les cuisses d’autres personnes touchent les miennes, je reçois de la sueur sur moi et pourtant je n’observe aucune tension érotique, aucun geste ou regard appuyés entre les gens en présence. On dirait qu’il s’agit d’un temps et d’un espace en dehors de la sexualité. Par contre, à l’extérieur du sauna, nous sommes en pleine nature sur le bord d’un magnifique lac et je remarque que la socialisation entre les hommes et les femmes peut comporter des regards appuyés, mais je ne vois tout de même pas de démonstrations publiques de désir (embrassades, accolades, toucher, etc.), comme cela arrive couramment au Québec dans les spas nordiques où j’ai vu souvent des couples se démontrer de l’affection et du désir en se prenant par la main ou en se faisant des accolades.
Je me demande également si les saunas non-mixtes renforcent une sorte d’appartenance à son sexe :
En entrant dans le sauna, il y a une femme avec son enfant d’environ deux ans qui s’est installée sur l’étage le plus bas, elle a rempli un bac d’eau pour que l’enfant puisse se baigner et jouer dans l’eau avec ses jouets qui jonchent le sol. Il y a environ six femmes de trente ans qui relaxent sur les étages supérieurs. Elles parlent à voix basse, mais très lentement avec de longs silences. Dans le vestiaire, des amies jouent aux cartes en mangeant des chips après leur sauna, elles conversent. Le sauna est un espace sans les hommes, en dehors de sa vie quotidienne. Au sauna Kotiharjun, trois femmes dans la cinquantaine dégustent lentement une bouteille de gin après leur sauna dans les vestiaires en riant et en conversant avec animation. Le lieu est un lieu de socialisation sans hommes. J’imagine que dans les vestiaires masculins il se produit la même chose. Il y a une sorte de communion, de liant social dans cet espace et le genre est une des frontières.
Respecter son propre rythme en communion avec les autres
Bien que le sauna soit une expérience collective qui nous ramène à cette idée d’être pareil comme les autres, le rituel du sauna et sa physicalité mettent également en jeu notre propre individualité et nos propres limites corporelles par rapport à la chaleur. Le rituel pose donc l’articulation entre notre appartenance au monde, au collectif, mais également, il nous situe dans notre propre individualité :
«Human is the most elemental article in the sensory space of sauna. The body feels the space, the existence of other people, and oneself. People are mutually perceived by others as one of spatial composition, simultaneously become a phenomenon to create fragile quality of space.» (Maitani 2017 :197)
Je comprends que le sauna nous apprend à respecter notre propre limite, notre propre tolérance à cette communion avec le monde et avec les autres. Ce que, en tant qu’étrangère, je n’ai pas du tout compris lors de mon choc thermique à Vantaa! Je voulais tant me fondre dans le monde autour de moi, y appartenir, comprendre cette expérience collective, que j’ai oublié ma propre température et mon propre rythme. Le sauna est un temps individuel dans une expérience collective. Il vient résoudre cette contradiction existentielle : tout en étant pareils à nous dans leur existence humaine, les autres sont différents. On apprend au sauna que les autres n’ont pas les mêmes limites et les mêmes corps que nous. En tentant de communier avec les autres dans le sauna, on apprend au sauna à se respecter soi-même dans sa propre individualité, dans ses propres limites corporelles, tout en respectant les différentes temporalités de chaque personne qui circule à des rythmes différents dans leurs propres séquences de saunas.
5. Nature et urbanité : se connecter avec la nature pour endurer la vie moderne
Kemiönsaari, le 16 janvier 2022
Je vis dans cette cabane de sauna depuis plusieurs jours et nait en moi cette sensation magique que je vis directement dans le tronc d’un arbre. Les parois autour de moi sont du bois de cèdre qui sent boisé quand il est chauffé et je peux en voir ses nœuds et ses nervures. Je suis cachée ici et quand je pars le feu, je suis dans une chaleur qui m’enveloppe totalement. Cette chaleur est un incubateur, elle me couve, elle me fait germer. En me faisant ruisseler, la vapeur du sauna transforme mes liquides en sève à l’intérieur de mes veines. Je sens une énergie végétale m’habiter, circuler partout dans mon corps. L’arbre me donne sa vie, je l’habite de l’intérieur. La sève me fait renaître pour m’offrir son printemps.
Dans le sauna de Kemiönsaari, à part la sensation de chaleur et de froid, la sensation la plus prenante est l’odeur du bouleau que je découvre ici dans toutes ses nuances. D’abord, son odeur d’écorce froide quand j’entasse les buches dans les paniers pour les transporter depuis la grange. Puis l’odeur des branches feuillues qui sèchent au plafond pour faire des vitha, les bouquets de feuilles séchées pour se fouetter le corps. L’odeur est sucrée avec un fond de terre boisé. Puis, quand le feu est bien parti et que la cheminée fume depuis des heures, je sens l’odeur de la fumée de bouleau autour de la cabane dans l’air froid. Cette odeur de feu sucrée est très caractéristique et est plus vive que les feux de bois au Québec qui sont rarement composés uniquement de bouleau. Dans la grange, je trouve d’autres essences de bois, mais après deux jours, je comprends que cela affecte l’odeur du sauna, si je mélange trop de bois différents, je perds le parfum de bouleau, alors je me le réserve pour mes expériences des jours suivants. Je choisis des buches avec beaucoup d’écorces. Aussi, je constate que durant mes expériences, je laisse mes lunettes dans la cabane et comme je suis très myope, je ne vois rien. Je réalise que le fait de me plus recourir à ma vue de manière précise, me rend plus sensible aux autres dimensions sensorielles de mon expérience : ça me plonge en moi. Je remarque également dans tous les saunas que je vais fréquenter par la suite, que l’éclairage dans le sauna est en général très tamisé. On ne voit pas très distinctement dans un sauna, on ne distingue pas les corps crûment. Janne m’a expliqué que souvent les fenêtres des saunas sont au niveau du sol, pour avoir de la lumière du jour, mais pour ne pas pouvoir voir ou être vu de l’extérieur. Il y a un certain flou et notre vision devient d’une certaine façon vaporeuse.
Quand je sors du sauna, je suis dans la campagne finlandaise et je me laisse fouetter par l’air boisé par les arbres autour de moi. J’entends le son du vent entre les arbres et aussi les oiseaux qui chantent presque en continu. Ils chantent même quand il fait noir le matin et au crépuscule. Je pense : La journée des oiseaux est plus longue que le jour.
Ce lien entre la nature et le sauna prend ses racines dans la longue histoire rurale de la Finlande. Le sauna est au cœur de la vie quotidienne rurale et constitue un espace essentiel d’une maison de ferme. Il me semble maintenant naturel que les saunas publics qui sont encore ouverts dans le pays tentent de préserver leur cachet historique et de transmettre ces pratiques traditionnelles. Les saunas que j’ai visités sont des saunas qui tente de préserver les lieux pour nous faire ressentir l’histoire du lieu. Dans le sauna Rajaportti à Tampere, je ressens que je suis dans un bâtiment historique. Le poêle et les vestiaires semblent si vieux. Il n’y a pas de volonté ici de décorer le lieu au goût du jour ou de le rendre plus confortable ou luxueux. La valeur de l’expérience de ce sauna est de nous donner accès à des pratiques traditionnelles. Dans les deux saunas de Kallio à Helsinki, c’est la même tendance : il y a une volonté de préserver le lieu dans ses dimensions historiques. Pas d’en faire un endroit luxueux ou confortable. Cette notion de confort est la plus grande différence que je vois entre le sauna traditionnel finlandais et les saunas au Québec et en Amérique du Nord.
Le sauna électrique de l’Eurohostel à Helsinki, le 20 mars 2022
Dans la plupart des hôtels de la capitale finlandaise, il y a un sauna pour les clients. J’ai utilisé à de nombreuses reprises celui de l’auberge Eurohostel. Il s’agit d’un sauna électrique et il comprend une salle de douches et un vestiaire. Il y a des instructions dans ce sauna pour les clients étrangers qui ne connaissent pas le rituel comme les Finlandais. On explique le contexte qui est reproduit ici : soit celui d’entrer en relation avec la nature. Il y a une bande sonore qui joue en continu dans ce sauna qui est composé de sons de nature, comme des chants d’oiseaux, le bruit du vent, mais également d’autres sons accompagnant l’expérience du sauna, comme celui de l’eau crépitant sur les pierres, de lointains sons de conversations en finnois, le son d’une scie qui coupe une bûche et même, plus étrange, le son d’une bière qu’on décapsule. Cette mise en scène folklorique contraste avec le design très épuré et luxueux du sauna. Également, ce qui est le plus frappant est comment le sauna chauffé à une température assez froide si je compare avec les saunas que j’ai expérimentés ici. Il est confortable d’y rester longtemps. Le sauna est non-mixte et j’y ai rencontré des femmes de toutes les origines, des finnoises, mais également beaucoup de touristes qui prenaient leur premier sauna et semblaient mal à l’aise de se dénuder, certaines conservant même leurs maillots de bain malgré les instructions de se dévêtir. Comme j’ai fréquenté très régulièrement ce lieu, je me suis rendu compte de la grande différence sensorielle entre ce rituel dans un sauna électrique, plus rapide, dans un lieu moderne comme un hôtel où les odeurs sont aseptisées, les sons fabriqués et la chaleur produite par de l’électricité et non du feu qui produit des sons, des lumières, une odeur et une diffusion de la chaleur que l’on ne peut pas reproduire exactement de manière artificielle.
La différence me semble également porter sur une relation différente au confort. Au Québec, les spas sont une expérience de confort et de luxe. L’alternance chaud-froid peut être légèrement inconfortable, mais le reste de l’expérience doit se dérouler dans un contexte confortable qui permet de se relaxer dans un environnement calme, silencieux et qui ne provoque pas de rupture trop grande entre la relaxation et l’inconfort. En Finlande, les saunas que j’ai visités vise à me donner une expérience de la nature, même si elle est dure et violente : je suis assaillie par le froid, par la rusticité des lieux et des vestiaires, les douches sont souvent un simple boyau qu’on rejoint en faisant la file quand les lieux sont bondés ou encore on doit se laver avec des chaudières. L’expérience d’aller dans une cabane de sauna sans eau courante et électricité, dans tout son inconfort, est également très valorisée en Finlande. Quand je dis à des Finlandais que j’ai expérimenté ce type de sauna, ils me confirment que j’ai vécu la « vraie » expérience du sauna. Comme si cet inconfort avait servi à me connecter avec la vraie nature du sauna.
Ainsi, ce contexte historique rural me semble la différence fondamentale entre le design des saunas finlandais en Finlande et le pullulement de nouveaux saunas à la finlandaise au Québec, en Amérique du Nord et dans les hôtels de luxe en Europe porté par une nouvelle mode et un intérêt pour le design scandinave. Même si le Québec et la Finlande présente un climat similaire, les racines historiques de la connexion avec la nature et du sauna en Finlande sont très différentes. En Finlande, les saunas traditionnels ne font pas de marketing et n’essaient de pas mettre en valeur leurs lieux avec une esthétique tape-à-l’œil, ils tentent plutôt de conserver l’histoire du lieu :
Sauna Arla, le 19 mars 2022
Le sauna est dans un édifice résidentiel qui ne se distingue pas des autres du quartier de Kallio. J’ai du mal à le trouver de la rue. Je repère l’enseigne en noir et blanc à côté du portail qui donne sur une cour intérieure et je comprends que l’entrée se trouve près de la terrasse où des baigneurs en serviette se refroidissent à l’extérieur de la porte. Rien de tape-à-l’œil ici, pas de luxe, pas de marketing. On dirait un simple immeuble résidentiel. J’entre et je montre ma réservation au caissier qui vend des canettes de bière et m’indique en trois phrases les lieux.
Conclusion : Le sisu veille sur moi
En me rendant en Finlande pour me baigner dans des saunas, je ne réalisais pas que je découvrirais une dimension culturelle et rituelle très différente de mes expériences du sauna en Amérique du Nord. J’ai pu plonger avec tout mon corps dans une atmosphère différente qui vise à expérimenter le plus crûment possible un réel corps-à-corps avec la nature et avec l’hiver dans un rituel qui permet de se concentrer sur les propres limites de son corps, d’une manière tout à fait individuelle, tout en étant en groupe dans un contexte social. La médiation entre la vie quotidienne et la dimension transformative du sauna qui nous permet de se connecter avec un « monde intérieur » se déroule dans plusieurs alternances entre le sec et le mouillé, le chaud et le froid et la nudité et les vêtements, de même que par l’essentielle dimension de l’espace intérieur tamisé du sauna dans son contraste avec l’extérieur et la nature. J’ai pu dans ces expériences sensorielles être accueillie par des Finlandais qui ont tenté de me montrer à quel point le sauna est fondamental dans leur culture et j’ai tenté ici d’en éclairer quelques éléments. J’ai surtout eu la chance de pouvoir devenir une rivière et de me baigner dans un arbre, ce sont des expériences qui m’ont profondément transformées grâce au löyly et sans doute grâce au sisu qui a veillé sur moi.
© 2023
Références :
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